L’Heure Bleue
Je souhaiterai vous parler aujourd’hui d’un de mes albums préférés d’entre-tous : L’heure Bleue de Massimo Scotti et Antonio Marinoni parut aux Editions Naïve en 2009.
Tony Tanner, un représentant en philatélie, va voir sa vie transformée par la découverte d’un livre ancien abandonné sur le banc d’une gare.
Esthétiquement parlant, cet album est très beau. Le monde « réel » de Tony Tanner est représenté de manière aseptisé, dans la grande gare où il attend, il n’y a que des ombres, des ectoplasmes pourtant vivants, qui traverse leur vie sans jamais s’accorder un regard. Le temps n’existe pas, ce propos est renforcé par la présence de l’énorme horloge qui a perdu ses aiguilles. La vie n’est qu’une succession de jours, identiques aux autres, des fuites en avant pour tromper l’ennui et la mort.
Ainsi, cet album aborde la thématique de l’envolée imaginaire et de l’échappée du quotidien . Il évoque le mécanisme de la lecture, l’invocation de l’absent grâce à celle-ci et à l’imagination. Dès que le personnage, Tony Tanner, représentant en philatélie, ouvre le journal d’Hortense des Orphées, il se retrouve projeté dans l’univers de la jeune femme et son quotidien en est profondément transformé. Ainsi les créateurs évoquent le livre en tant que diégèse[1], l’homme ne pense pas seulement à Hortense en tant que personne qui fut incarnée mais en tant que ce qu’elle représente en matière d’art, de culture, d’époque, ce qui se matérialise dans l’album par l’utilisation de gravure d’époque dans l’illustration. Les paysages de gravure ont étonnamment plus de relief que ceux de la réalité, plus romanesque, plus vibrant, plus « vivant ». L’image finale ne fait que renforcer cette idée qu’il n’y a qu’en poursuivant sa propre aventure que l’on obtient du relief et les couleurs de la vie. Cet album prouve ainsi que l’on peut intégrer des citations d’œuvres d’art dans une fiction complexe tout en respectant la singularité des œuvres et en offrant une plus-value à l’histoire.
Ce journal devient une clé qui permet à cet homme perdu dans son morne quotidien d’ouvrir de nombreuses portes. Cet album est ainsi la mise en images de ce qui peut se produire lors d’une lecture passionnée et passionnante : le lecteur crée des images mentales qui vont prendre place dans un lieu réel et ainsi faire revivre l’espace d’un instant un personnage. L’œuvre obtient une forme d’ubiquité, là où quelqu’un l’invoque par la lecture, dialogue avec elle, elle se met à exister et à remplir le lieu où se trouve le lecteur qui voyage dès lors entre deux mondes.
è pericoloso sporgersi « Ne pas se pencher au dehors »
Comme c’est le cas dans beaucoup d’autres ouvrages représentant un voyage initiatique, un élément « architectural » obtient un rôle narratif tout particulier : la fenêtre du train.
À la fois élément principal de la composition intérieure – la cabine du train – et dans l’histoire, elle est également un intertexte iconique. L’espace délimité par le chambranle devient le miroir de la réalité, elle simule le mouvement du train, l’avancée temporelle. La fenêtre offre dès lors des paysages changeants incarnés par les différentes gravures du XVIIIème siècle. Une immersion complète dans la vie perdue d’Hortense des Orphées.
La fenêtre devient la représentation du seuil entre le monde réel et l’autre réalité ou plus généralement, le monde imaginaire. Dans plusieurs contes et récits, la fenêtre est le seule échappatoire à la réalité. C’est l’histoire de l’enfant fuyant son quotidien en s’envolant par la pensée dans le ciel et dans son monde imaginaire tel Peter Pan rejoignant Neverland. Mais également Raiponce, l’héroïne des frères Grimm dont la seule ouverture vers le monde est une unique fenêtre ou encore The Light Princess de George MacDonald, l’héroïne sans gravité s’envole par une fenêtre vers un autre monde.
Le format et les narrateurs
Dans L’heure bleue[2] (21,5 x 29 cm), le format est clairement plus haut que large. Les auteurs ont réussi à utiliser au mieux toutes les possibilités offertes par ce format. Il s’agit d’un récit de voyage contemplatif et littéraire. D’une part, les auteurs utilisent le format oblong de la double page afin de mettre en scène les paysages panoramiques qui défilent devant le train, les images sont à fond perdu et sans texte. Ainsi, le lecteur se trouve plongé dans la vision contemplative de paysages d’un autre temps évoqués par les gravures du XVIIIème siècle. D’autre part, la partie plus particulièrement littéraire ressemble à un livre illustré – ce qui signifie donc l’illustration sur la belle page (droite), le texte sur la fausse page (gauche).
Une autre particularité de cet album est le dédoublement de ses narrateurs :
Le narrateur principe est extradiégétique (donc en dehors de l’histoire, « Omniscient »), il raconte l’histoire de Tony Tanner selon une narration ultérieure, ce qui signifie qu’elle est au passé, le temps préféré de la fictionalité.
L’autre partie de l’album est présenté sous forme d’une narration homodiégétique, il s’agit du personnage d’Hortense des Orphées qui s’exprime à travers son journal intime, au présent.
Les dialogues imaginaires entre Tony Tanner et les différents protagonistes du journal se font au présent de la lecture.
[1] Nous considérons ici le mot diégèse comme l’univers entourant la narration.
[2] SCOTTI, Massimo, MARINONI, Antonio, L’heure bleue, Paris, Editions Naïve, 2009