———-La littérature de jeunesse est ambiguë à bien des égards. Dans un premier temps, elle est à ce jour l’une des littératures les plus lues dans le monde[5] et ce sont généralement les livres qui ont le plus de visibilité auprès du grand public. Ce qui lui octroie le statut d’une littérature commerciale et par extension, d’une paralittérature[6], facile voire médiocre, aux scenarios simplistes. Une littérature populaire qui ne mérite pas l’attention d’un public adulte et universitaire. Ce postulat est renforcé par l’image que l’on se fait de son lectorat, des jeunes lecteurs vite rassasiés, naïfs, sans subtilités – dit-on. La littérature de jeunesse serait donc jugée selon les fragiles compétences de son lecteur. Ce prétendu éloignement des exigences universitaires a rendu l’étude de la littérature de jeunesse fastidieuse aux premiers abords. Heureusement, depuis les années septante, des professeurs et des chercheurs ont consacré l’essentiel de leur carrière à la découverte et à la défense de cette discipline, dans l’espoir de démailler la trame des préjugés négatifs.
———-Une littérature qui porte le nom de son destinataire c’est en soit un cas unique, on ne parle guère de littérature du 3ème âge : la littérature pour adulte n’est rien d’autre que la littérature générale. D’enfance et de jeunesse, c’est la seule chose qui semble unifier sous ce vocable des livres en tissu pour enfants de trois ans et des romans pour adolescents de quinze ans. Pourtant il parait évident qu’il y a bien plus d’écart de compétences, d’intérêts et de connaissances entre ce bébé et cet adolescent, qu’entre celui-ci et un adulte. Et pourtant, pop-up, livre à mâcher, albums et romans se trouvent dans le même sac, un bric-à-brac que l’on peut difficilement qualifier de genre[7]. Et Isabelle Nières-Chevrel de conclure que la littérature pour enfants n’est pas une sous-littérature pour adultes mais : « un modèle réduit de ce que nous connaissons dans le champs des lectures adultes, faisant cohabiter littérature légitime et production faiblement qualifiée et éphémère marchandise ».
———-Boel Westin souligne la spécificité de cette littérature, celle d’être écrite par des adultes pour des enfants. Les auteurs, selon lui, se recréent de cette manière une enfance rêvée. Il y a selon lui plusieurs tendances :
– soit l’auteur écrit pour l’enfant qui est en lui
– soit l’auteur est indifférent à la question
– soit il prend l’enfant comme récepteur idéal du texte.[8]
———-Boel Westin évoque également le problème de l’écriture épurée et de l’adaptation pour enfant et donc de l’idée préconçue de l’adulte de ce que l’enfant serait ou non capable de comprendre et également ce qu’il devrait saisir. De nombreux critiques seraient donc d’accord sur le fait qu’il faut aux enfants une écriture simplifiée, une narration répétitive, le tout avec intention didactique et pédagogique. Cette répétition peut cependant être considérée comme une marque de style.
———-Depuis la loi du 16 juillet 1949, il est clairement mentionné que les publications de jeunesse ne peuvent en aucun cas favoriser des comportements délictueux ou démoraliser la jeunesse. De ce fait, la littérature de jeunesse n’entre pas dans le domaine de la liberté de la presse. C’est aux auteurs de trouver un compromis entre littérature positive et littérature mensongère et complaisante. Ce cadre plutôt étroit a permis à certains écrivains de trouver d’autres moyens d’interactions, ce qui se traduit dans l’album par une complexité de sens, partagé entre l’image et le texte.
« Un livre peut être dit « pour enfant » lorsqu’il a été conçu dans cette intention ou l’est devenu par l’usage »[9]. Cette définition ne manque pas de soulever la problématique d’un lectorat enfantin actif qui s’approprie le texte et non plus passif et dépendant de la lecture de l’adulte. Dès lors, nous allons pouvoir passer en revue les spécificités qui pourraient enrichir cette définition. En premier lieu, Alison Lurie met en exergue un autre versant de la littérature enfantine : « Il nous faut également prendre au sérieux la littérature pour la jeunesse, pour la bonne raison qu’elle est parfois subversive : ses valeurs ne sont pas toujours celles du monde conventionnel des adultes »[10].
———-Dans une approche narratologique, Barbara Wall[11], quant à elle, met en évidence trois traits principaux : au XIXème siècle, le phénomène de « double-adress », un niveau de lecture pour enfant, un autre pour adulte.
———-Au XXème siècle, le « single-address » qui ne s’adresse qu’à l’enfant et enfin un dernier qui ne se limite pas à une période donnée, le « dual-address » où un texte destiné aussi bien à l’adulte qu’à l’enfant (avec par exemple : Alice au Pays des Merveilles).
———-En France, les définitions de la littérature enfantine sont avant tout historiques[12], les présentations chronologiques sont nombreuses. La littérature enfantine est davantage perçue comme un outil pédagogique que comme une littérature en soi. Un dossier publié en 2002 de La Revue des livres pour enfants le souligne justement à l’heure où la littérature enfantine entre dans les programmes scolaires de l’éducation nationale :
« Il reste beaucoup à faire pour qu’elle acquière une véritable légitimité, surtout au niveau de la recherche et de la critique »[13].
———-Isabelle Nières-Chevrel parle de faire une place à la littérature de jeunesse dans la littérature générale mais également dans la culture nationale, étant donné que :
« la littérature d’enfance construit un ensemble de références largement commun à tous les Français »[14].
———-Ce point sera développé un peu plus tard et sous-entend la présence d’un folklore enfantin construit autour des comptines, des contes, des albums et de la bande dessinée. Une intertextualité très présente dans les albums pour enfants. Les échanges entre littérature pour enfants et pour adultes sont nombreux et complexes, cette littérature a une valeur historique et littéraire intrinsèque, elle est l’image de son temps et de sa jeunesse. Toute la complexité du sujet étant de faire apparaître les qualités littéraires des livres pour enfants. Cette littérature existe afin de forger une compétence et une culture littéraire à ses jeunes lecteurs, sa qualité ne devrait être jugée que par rapport à l’expérience qu’elle procure au-delà de la technique narratologique d’un récit, des systèmes de personnages qui sont peu éloignés au final de la littérature pour adulte.
———-Pour Vincent Jouvet, le « jeu lectoral » de l’adulte serait assez semblable à celui de l’enfant : « Si la littérature générale sollicite l’enfant qu’on a été, c’est pour confronter cet enfant à l’adulte qu’on est devenu ». Dans ses travaux, Vincent Jouvet tient compte du fait que les compétences linguistiques, culturelles, cognitives de l’enfant sont moindres par rapport à celles d’un adulte. Cependant, il considère que ce qui différencie réellement les deux, c’est la capacité de l’adulte à prendre davantage de recul, grâce à son bagage culturel et son expérience de la lecture. C’est cela qui rendrait la littérature pour enfants moins importante pour les adultes mise à part pour son rôle d’évocation nostalgique de l’enfance.
———-Pour en finir avec le rôle de l’adulte, Nathalie Prince souligne dans son introduction[15] de La littérature de jeunesse en question(s) qu’il n’y a pas de plus grand problème lié à la littérature de jeunesse que le rôle de l’adulte. Un jeune enfant n’est pas en mesure de lire par lui-même les textes qui lui sont adressés, c’est là une situation contradictoire : l’adulte devient par la force des choses, l’objet éditorial de la littérature d’enfance. Cela met en avant la fragilité du lectorat enfantin et son nécessaire élargissement à l’adulte. C’est une situation originale où l’adulte qui n’est à priori pas visé par la littérature doit pourtant en devenir le médiateur auprès de l’enfant. Il participe, dit-elle, au contexte périlectoral[16] plutôt que lectoral. Il lit à haute voix, il met en scène l’histoire. C’est finalement lui qui acquiert le livre. Selon Nathalie Prince, la littérature de jeunesse peut ainsi être considérée comme polyphonique[17], elle s’établit dans un dialogue à trois voix – le lecteur, l’auditeur et le spectateur, voire quatre voix avec l’éditeur. C’est dans ce dialogue que la littérature d’enfance prend réellement forme, l’enfant lit « par l’oreille » selon une expression de Mathieu Letourneux, l’enfant pose des questions, interprète les images, ainsi l’histoire devient double, il y a celle qui est racontée par l’adulte et celle qui est perçue par l’enfant.
———-Dans ce bref aperçu des spécificités de la littérature de jeunesse, nous avons pu constater que ce terme n’a ni cohérence ni unité, aussi bien par son lectorat que par son sens dédoublé pour séduire l’enfant et faire sourire l’adulte. Cette absence d’unité de la littérature de jeunesse ne permettrait pas de l’évoquer comme une forme propre[18].
[5] Le New York Times a créé une section Youth and Young Adults afin que ces ouvrages n’occupent pas systématiquement la tête des ventes de livres.
[6] PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 2.
[7] PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 2.
[8] WESTIN, Boel, Vad är barnlitteraturforskning dans BERGSTEN, Staffan (dir.), Litteraturvetenskap – en inledning, Lund, deuxième édition de 2002, p. 129-142.
[9] JAN, Isabelle, La littérature enfantine, Paris, Les éditions ouvrières, 1984, p. 25.
[10] LURIE, Alison, Ne le dites pas aux grands, Paris, Rivages Poche, 1999, p. 9.
[11] WALL, Barbara, The Narrator’s Voice; the dilemma of children’s fiction, New-York, St. Martin’s Press, 1991.
[12] PARMEGIANI, Claude-Anne, Les petits français illustrés 1860 – 1940, Paris, Editions du cercle de la librairie, 1989
[13] La Revue des livres pour enfants n°206, septembre 2002, p. 50.
[14] La Revue des livres pour enfants n°206, septembre 2002, p. 52.
[15] PRINCE, Nathalie, Introduction dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 11.
[16] Idem.
[17] Idem.
[18] LETOURNEUX, Mathieu, Littérature de jeunesse et culture médiatique dans PRINCE, Nathalie (dir.), La littérature de jeunesse en question(s), Nathalie Prince (dir.), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 196.