Introduction


Le mémoire, Tout / lundi, juin 25th, 2012
De la littérature de jeunesse en histoire de l’art…

 

L’intericonicité semble un des traits constitutifs de l’album contemporain, comme si les artistes éprouvaient la nécessité de situer leur création au sein de leur héritage. Les chercheurs s’attardent volontiers à identifier les références, ils soulignent les écarts que ces jeux de citations induisent entre une lecture adulte et une lecture enfantine, mais ils me semblent s’interroger rarement sur les modalités d’insertion graphique de ces images secondes et, plus encore, sur la fonction que remplissent ces images secondes dans le propos de l’album[1].

Isabelle Nières-Chevrel

 

L’album est surnommé « palimpseste des temps modernes », il permet un nombre inédit de constructions d’univers personnels. Au fil du XXème siècle, des changements éditoriaux et auctoriaux ont transformé l’album en un support mixte, s’adressant autant à l’enfant qu’à l’adulte. Les raisons sont multiples, mais ce changement de conception va se matérialiser dans l’album par de nombreux apports culturels et sociétaux au sein des ouvrages, ayant pour but de contenter et de séduire les petits et les grands. Cette pratique est nommée par les chercheurs, double lectorat. Ce concept désigne tout ce qui peut être porteur de différents niveaux de sens : les jeux de langage, la métafiction, le carnavalesque et l’intertextualité.

À travers ces notions, j’avais un moyen de montrer que l’album n’est pas seulement un livre « pour enfants », celui-ci a aussi ses lettres de noblesse qui peuvent parler aux adultes. Nombreux sont les illustrateurs talentueux qui n’ont même pas le droit à leur nom dans le dictionnaire, qui n’ont jamais figuré dans un de mes cours d’histoire de l’art alors que leurs œuvres ont marqué des milliers de personnes et en ont influencé tout autant. Confinés à un rôle d’artisans sans âme, ils méritent pourtant plus de reconnaissance.

Dans un essai sur le conte de fée, J.R.R. Tolkien explique l’origine des récits millénaires en trois éléments : l’invention indépendante, l’héritage et la diffusion.

Le premier élément est le plus mystérieux et le plus fondamental, il est à la base de toute création et de l’art en général : l’invention. Le second élément est la diffusion, qui est un « emprunt dans l’espace », un colportage d’histoire d’un lieu à un autre. Dans ce cas, il s’agit de transférer les savoirs, de les dispenser là où se trouve quelqu’un pour les apprécier.

Le dernier point est central pour notre travail : l’héritage est  un « emprunt dans le temps ». Ainsi, raconte Tolkien, naît le chaudron à histoires, la soupe originelle du savoir qui a « toujours été en train de bouillir, et auquel on a continuellement ajouté de nouveaux petits morceaux, délicats ou non »[2]. Cette image s’adapte parfaitement à l’intertextualité et à la littérature de jeunesse en général, ce qui n’est pas étonnant vu l’omniprésence du conte dans ce domaine. L’intertextualité fonctionne selon cette même triade, il y a le geste créateur mêlé à la volonté de transmission géographique et culturelle. La place de l’héritage est prépondérante, certains auteurs deviennent de véritables passeurs de la mémoire d’une génération à une autre. L’album est un terrain fertile et propice à cette passation de culture. De par son hybridité, il permet la cohabitation d’œuvres anciennes et contemporaines aussi bien littéraires qu’artistiques.

Les créateurs sont nombreux à avoir saisi cette opportunité en cette première décennie du XXIème siècle. Car si l’intertextualité n’est pas un fait récent, les auteurs et les illustrateurs n’ont jamais autant fait appel à leur héritage culturel. Ils l’invoquent dans leurs nouvelles œuvres sous la forme de multiples citations, références, allusions, majoritairement visuelles. Ils pastichent leurs prédécesseurs, ils leur rendent des hommages plus ou moins respectueux, l’héritage s’intègre ainsi peu ou prou à l’invention.

Cette omniprésence de références dans les illustrations va peu à peu faire émerger le concept d’intericonicité. À l’instar de l’intertextualité qui désigne la présence d’un texte dans un autre, l’intericonicité désigne les relations entre les images d’albums et les œuvres d’arts d’illustres prédécesseurs – issues de toutes disciplines artistiques qui peuvent être adaptées visuellement. On peut dès lors parler d’intericonicité transartistique. À cela s’ajoute l’apport transmédiatique, les albums d’aujourd’hui ne font plus seulement référence au « Grand Art » mais également à des œuvres issues des nouvelles technologies, telles que le cinéma, la télévision ou les jeux-vidéo. Néanmoins, l’intericonicité est un terme peu utilisé et qui n’a pas de théorie propre, il désigne toutes les formes d’intertextualités visuelles, mais il se restreint au seul domaine iconique. Étant donné que les intertextes peuvent provenir de domaines culturels divers et variés, nous utiliserons plus volontiers le terme d’intertextualité dans ce travail.

Comme le souligne Stéphanie Nières-Chevrel, l’intertextualité est un trait constitutif de la littérature de jeunesse du XXIème, cependant, elle n’est étudiée que depuis 1999. De plus, les chercheurs se limitent bien souvent à l’identification des éventuelles références, voire à souligner les écarts de lectorats et les éventuels apports. La majorité du temps, on ne se préoccupe pas de la manière dont ces œuvres sont introduites dans l’album, ainsi que les différences que cela peut engendrer dans l’interprétation et la découverte des œuvres. Et plus fondamentalement aux sens à donner à ces choix d’auteurs. Il ne s’agit pas toujours d’une citation anodine d’une œuvre appréciée, certains auteurs et illustrateurs choisissent avec soin les œuvres et leurs octroient une signification au sein de la narration. Elles peuvent porter une histoire différente, une symbolique intrinsèque. Je souhaite mettre en avant le rôle narratif de ces insertions intertextuelles au sein des œuvres.

À travers cette intertextualité, je souhaite montrer le lien insécable qui unit l’album en tant que support inédit et hybride et les domaines artistiques qui l’entourent. Les albums sont le fruit d’une époque ainsi que le miroir de celle-ci donné à ses plus jeunes représentants. Il est un puzzle complexe d’influences qui s’adressent de plus en plus aux adultes, leur permettant d’échanger et de transmettre des valeurs et une culture propre à leurs enfants.

Pour mener à bien ce projet, j’ai décidé de débuter par une introduction générale à la littérature de jeunesse. Ce sujet n’étant pas commun à la section d’histoire de l’art, il me semblait judicieux de « commencer par le commencement ». Un bref historique sera suivi d’une explication des différents éléments caractéristiques de la littérature de jeunesse. Je verrai ensuite la poétique du récit composée de la répétition, de la sérialité et de la stéréotypie. Cette partie générale achevée, j’ai décidé de me consacrer aux spécificités de l’album à proprement parler : le support et l’image.

Pour introduire l’intertextualité, j’ai voulu parler de la  récente notion de transmédiation : celle-ci fait partie intégrante de l’album et la littérature de jeunesse du XXIème siècle, qui devient dès lors une parcelle d’un tout médiatique, inspiré avant d’être inspirant. Ensuite, débute la partie dévouée au double lectorat et à l’intertextualité. L’intertextualité est le point central de ce mémoire, cependant, les livres qui en contiennent ont généralement d’autres caractéristiques du double lectorat, c’est pour cette raison que j’ai décidé d’en parler, même brièvement.

Mon analyse de l’évolution de la tendance générale des années 1970 à 2010 ne se veut pas exhaustive,  c’est tout simplement impossible. Elle se base sur les livres que j’ai pu consulter dans mes recherches, les remarques de certains chercheurs et sur  mon expérience de lectrice assidue d’albums depuis mon enfance…

Je termine ce travail par deux analyses approfondies d’albums afin de mieux illustrer mon propos « sur le terrain » : un album du XXème siècle, Quand papa était loin de Maurice Sendak et un album du XXIème siècle : Princesses oubliées ou disparues de Philippe Lechermeier et Rebecca Dautremer.



[1] NIERES-CHEVREL, Isabelle, Double images, doubles lecteurs : L’intericonicité dans Le tunnel d’Anthony Browne dans CONNAN-PINTADO, Christiane, GAIOTTI, Florence et POULOU, Bernadette, Modernités t.28 :L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ?, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2008

[2] TOLKIEN, J.R.R., Faërie et autres textes, Paris, Pocket Fantasy, 1974

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